Écrits sur l’Histoire et la Société d’Asie du Sud
édité par Partha Chatterjee et Gyanendra Pandey
Oxford University Press, Delhi 1992
- Sudipta Kaviraj L’institution imaginaire de l’Inde
- Partha Chatterjee Une religion de la vie famille urbaine : Sri Ramakrishna et les classes moyennes de Calcutta.
- Ranajit Guha Discipliner et mobiliser
- Saurabh Dube Mythe, symboles et communauté : le satnampanth au Chhattisgarh
- Amitav Ghosh L’esclave du MS. H.6
- Terence Ranger Pouvoir, religion et communauté : le cas de Matobo
- Upendra Braxi « L’émissaire de l’État » : la place de la loi dans les Subaltern Studies
4ème de couverture :
La nation, la communauté et le langage sont les principaux thèmes qui parcourent les écrits de ce volume des Subaltern Studies.
Sudipta Kaviraj identifie quelques uns des modes de récits au moyen desquels la conscience nationaliste en Inde a imaginé un passé historique pour la nation. Partha Chatterjee s’intéresse à la façon dont les nouvelles classes moyennes de Calcutta ont construit la figure de Sri Ramakrishna.
Ranajit Guha analyse l’utilisation des sanctions de caste dans les mouvements du Swadeshi et de la non-coopération.
Saurabh Dube fait une lecture détaillée des textes du 20ème siècle sur les mythes de Ghasidas et Balkadas, les gourous de la secte Satnam.
Utilisant un ensemble de documents judéo-arabes du Caire du 12ème siècle, Amitav Gosh fait une reconstitution imaginative des carrières d’un marchand juif de Mangalore et de son esclave indien.
Terence Ranger offre de nombreux aperçus de l’histoire du Zimbabwe permettant de penser les articulations dynamiques entre petites et grandes solidarités.
Upendra Baxi se saisit de deux essais précédents de Ranajit Guha et Shahid Amin pour donner une analyse critique de la place de la loi dans l’étude des activités et de la conscience subalternes.
Sudipta Kaviraj L’institution imaginaire de l’Inde
« Malgré les ressources considérables qu’offre cette distinction, il semble qu’il existe une dialectique plus complexe entre communauté et modernité nationaliste qui tend à être minimisée dans un modèle si fortement dichotomique. (..) Le nationalisme moderne émerge généralement des aspirations à contrôler les forces de la modernité et il est, de ce fait, affilié à l’essor et au développement des organisations de la Gesellschaft (Société, concept emprunté à Ferdinand Tönnies, qui l’oppose à la Gemeinschaft –la communauté). Si le nationalisme moderne est associé à ces processus de transformation des formes sociales, il y a donc un paradoxe. Historiquement, ces organisations tendent à éroder – soit explicitement, soit par des processus plus discrets – les modes précédents, plus petits et plus resserrés d’organisation. Donc, dans un sens, le nationalisme essaie de leur voler, pour utiliser l’expression de Marx, la poésie du passé, pour se justifier, par un discours, parfaitement illégitime, d’aspirations immémoriales et de communauté indissoluble. Les mouvements nationalistes essaient en général de présenter la nation, le produit d’une conjoncture de la modernité, comme une communauté perdue- qu’il s’agit de retrouver. Le plus souvent, cette récupération nécessite des sacrifices politiques de grande ampleur que les personnes ordinaires n’accepteraient probablement pas, si elles basaient leur action politique sur un calcul purement rationnel des couts et bénéfices individuels. Le langage des monades individuelles et leurs intérêts contractuels et calculateurs ne convient pas à la rhétorique de la passion- sang, sacrifice, souvenir- dont le nationalisme, comme mouvement, a besoin. Donc, quoiqu’étant un mouvement moderne, le nationalisme doit parler le langage traditionnel des communautés. » (p21)
Partha Chatterjee Une religion de la vie famille urbaine : Sri Ramakrishna et les classes moyennes de Calcutta.
« Comme pour d’autres classes moyennes ailleurs dans leur rapport à l’essor des idéologies et politiques nationalistes, on a reconnu aux classes moyennes de Calcutta le fait d’avoir joué un rôle pré-éminent dans le création des formes dominantes de culture et d’institutions sociales nationalistes au Bengale.
C’est cette classe, qui a construit à travers une langue vernaculaire moderne, les nouvelles formes du discours public, qui a défini les nouveaux critères de responsabilité sociale, composé une nouvelle esthétique et de nouveaux critères moraux de jugement et, pleine d’entrain nationaliste, a façonné les nouvelles formes de mobilisation politique qui allaient avoir un tel impact dans l’histoire politique de la province au 20ème siècle.
Ce
qui n’a pas été sérieusement examiné, c’est la question de la religion dans la culture de la classe moyenne, cette zone vitale de croyances et de pratiques au croisement de l’individuel et du politique, du privé et du public, du foyer et du monde. C’est la recherche que je souhaite mener. Comme point d’entrée, je vais m’intéresser au phénomène de la Sri Ramakrishna (Mystique bengali hindouiste qui professait que « toutes les religions recherchent le même but » et plaçait la spiritualité au-dessus de tout ritualisme. Un mouvement humanitaire et religieux porte encore son nom. ). (…)
La classe moyenne coloniale, à Calcutta, pas moins que dans d’autres centres de pouvoir coloniaux, était simultanément placée en position de subordination d’un côté et dans une position de domination de l’autre. La construction des idéologies hégémoniques suppose typiquement les efforts culturels de classes précisément placées dans ce genre de situation. La recherche historique sur ces processus de construction idéologique doit défaire l’écheveau dans lequel les expériences simultanées de subordination et de domination semblent réconciliées.
Pour la classe moyenne de Calcutta à la fin du 19ème, la domination politique et économique par l’élite coloniale britannique était un fait acquis. La classe avait été crée dans une rapport de subordination. Mais sa contestation de ce rapport devait être fondée sur son leadership culturel sur les indigènes colonisés. Le projet nationaliste était en principe un projet hégémonique. Notre tâche est de sonder l’histoire (les histoires ?) de ce projet, d’évaluer ses possibilités et impossibilités historiques, d’identifier ses origines, son étendu et ses limites. La méthode est celle de la critique. » (p41)
Ranajit Guha Discipliner et mobiliser
« Tandis que la bourgeoisie en Occident pouvait parler pour toute la société d’une voix hégémonique reconnaissable, même lorsqu’elle luttait pour le pouvoir ou qu’elle venait juste de le conquérir, en Inde il y eut toujours une autre voix, une voix subalterne qui parlait pour une grande partie de la société, que la bourgeoisie n’avait pas à représenter. Cette voie, inaudible pendant longtemps pour ceux qui vivaient dans les cités fortifiées de la politique et de l’enseignement universitaire institutionnels, provenait des profondeurs d’un domaine parallèle et autonome qui n’était que partiellement pénétré par le nationalisme de l’élite. C’était un domaine subalterne, non représenté, non-assimilé, dans lequel le nationalisme, comme beaucoup d ‘autres phénomènes de la vie sociale et spirituelle de notre peuple, fonctionnait selon une alchimie du pouvoir bien différente de ce qui était obtenu dans le domaine de l’élite. C’est pourquoi le nationalisme élitaire du leadership du congrès et la plate-forme officielle de ce parti ne pût jamais représenter de façon adéquat la politique indienne de cette période. » (p103)
« La discipline devint une préoccupation vitale pour le leadership bourgeois quand, avec la fin de la première guerre mondiale, les masses commencèrent à participer au mouvement nationaliste à une échelle plus vaste que jamais. La crise, liée à la guerre, avait radicalisé le sous-continent de part en part et stimulé le corps politique, à l’exception de la strate la plus haute, où une minorité de magnats de la terre gardaient leur foi dans le Raj. Parmi le reste de la population, les pénuries et les hausses des prix et des taxes, les lourdes mesures sécuritaires et les restrictions des libertés à des niveaux encore plus importants qu’avant-guerre, la sympathie pour les mouvements pan-islamiques et les activités terroristes révolutionnaires, et un ressentiment largement répandu contre l’usage de la force pour le recrutement militaire, tout cela s’était ajouté à une critique de la domination coloniale dans laquelle même la paysannerie, habituellement silencieuse, pouvait se faire entendre.
De fait, c’est la participation en masse de cette dernière qui fit toute la différence, dans l’ampleur et le ton, entre la non-coopération et l’agitation anti-partition de la décennie précédente. Certains éléments de la pompe propre au classe moyenne urbaine du temps du Swadeshi persistait bien sûr. (…) Mais (les protestations nationalistes) commençaient à voir participer un nouveau type de manifestants dont la présence dans la foule nationaliste n’avait pas été remarquable jusque là. C’était la paysannerie et les pauvres des villes – frustres, indisciplinés, indifférents à tous les conseils de ne pas insister pour obtenir la bénédiction ou toucher les pieds du leader de passage, de ne pas couvrir sa voix dans les meetings avec ce que Gandhi appelait des « bruits non musicaux », de ne pas arrêter la voiture de la célébrité itinérante pour des réunions impromptues sur les bords de routes et de ne pas troubler leur sommeil en pleine nuit dans les gares, en tapant sur les portes des wagons ou en refusant de ses disperser sans avoir eu droit à un discours ou deux. Quand le Congrès s’est tourné pour la première fois vers les masses pour qu’elles le soutienne dans une lutte à l’échelle nationale, et que celle-ci ont massivement répondues, il y eut donc un clash inévitable entre deux types de mobilisation. » (p105)
Saurabh Dube Mythe, symboles et communauté : le satnampanth au Chhattisgarh
« Cet article se situe à l’intersection de deux ensembles d’influences historiographiques et théoriques se renforçant mutuellement : le champ de possibles défini par l’histoire populaire, particulièrement le projet des Subaltern Studies et mon intérêt pour la caste et la religion, situé dans un dialogue entre l’histoire et l’anthropologie. C’est cette matrice qui a défini le besoin de passer de l’accent mis sur les moments de rébellion ouverte et de révolte physique des groupes subordonnés à la question du sens et des nuances de la résistance subalterne. J’étais particulièrement intéressée par la manière dont un groupe subordonné résistait et questionnait l’autorité via l’idiome de la religion. Ce qui était en jeu, c’était l’identification de l’enchevêtrement de la domination, de la subordination et de la résistance dans les vies subalternes et l’exploration de la place critique de la religion et de la caste dans le structuration des croyances et pratiques des groupes subalternes.
Mon point d’entrée a été l’histoire sociale des Satnamis et du satnampanth (Secte, un des groupes ayant défié les autorités politiques et religieuses en rassemblant ses adeptes autour de la vision de Dieu comme satnam (celui dont le nom est la vérité) ). » (p127)
« Satnampanth,
au travers de l’appropriation et le repositionnement des signes et des pratiques de la hiérarchie rituelle de la pureté et de la pollution, et des formes symboliques des autres traditions, et par le rejet de la hiérarchie divine et de la figure du prêtre ( qui sont tous étroitement liés à la hiérarchie sociale), interrogeait et bousculait l’ordre symbolique hégémonique. La création d’un corps transformé et d’un nouveau « moi » au sein du satnampanth, était, simultanément, la transformation d’un monde oppressif maintenu en place par l’ordre symbolique dominant. En même temps, il y avait des limites à ce défi : l’ être et le monde façonnés par satnampanth perpétuaient l’importance des vieilles significations. » (p146)
Amitav Ghosh L’esclave du MS. H.6
« C’est une lettre de marchand ordinaire, la mention de l’esclave est si brève qu’elle est à peine digne d’être notée . Mais cela vient vers nous depuis une époque, dans laquelle les seules personnes pour lesquelles on puisse imaginer une existence individuelle digne de ce nom sont les lettrés et les fortunés : ceux qui ont les moyens de s’inscrire dans l’histoire. L’esclave du MS.H.6 n’était rien de tout cela, et ce n’est que par une chaîne d’accidents extraordinaires que les traces a peine discernables de cette existence ont pu être préservées. Si la mention initiale de son nom résonne si fortement des siècles plus tard, c’est surement car elle porteuse d’autant de promesses que les premiers murmures de la pluie lors une sécheresse catastrophique. » (p161)
Terence Ranger Pouvoir, religion et communauté : le cas de Matobo
« Dans son « Capital, communauté construite et hégémonie » présenté à la conférence des Subaltern Studies en 1989, Kalyan Sanyal avançait que la définition marxiste conventionnelle de la communauté désignait celle-ci comme étant « la négation du capital ». La communauté était donc définie comme « ce que le capital n’est pas » et supposée avoir une « relation antithétique » au capital, l’établissement des relations marchandes capitalistes requérant la destruction des relations communautaires. Je ne souhaite pas suivre ici la subtile critique faite par Sanyal d’une approche marxiste aussi conventionnelle de la communauté. Je souhaite plutôt souligner que dans la Rhodésie du Sud coloniale, où il n’y a très peu, voire pas du tout, de marxistes, la communauté africaine fut définie par les blancs de la même manière – comme l’opposé des rapports sociaux capitalistes. Les colons blancs qui se considéraient comme les représentants de la civilisation capitaliste avancée voyaient le communalisme africain comme une survivance pré-capitaliste et comme portant des valeurs antithétiques au capitalisme. La communauté africaine n’était pas analysée telle qu’elle était effectivement mais définie négativement par un ensemble de traits contrastant avec le capitalisme. (…) Les blancs pensaient que le communalisme africain devait en fin de compte être dissous par le pouvoir du capitalisme mais ils n’étaient pas pressés de voir ce processus achevé. Ils voulaient des céréales africaines et du travail africain à bas prix, mais ils ne voulaient pas de la compétition de fermiers africains ou une classe ouvrière consciente d’elle-même. Donc ils en appelaient à leur conceptualisation de la communauté africaine pour justifier la très incomplète intégration des africains dans l’économie politique coloniale. Ainsi, on expliquait que les villes étaient un environnement qui n’était naturel qu’aux blancs et que les Noirs souffraient, dans le cadre urbain d’un trauma culturel. Donc ces derniers devaient venir en ville comme migrants et résider à la campagne. » (p221-222)
Upendra Braxi « L’émissaire de l’État » : la place de la loi dans les Subaltern Studies
« La loi est présente de façon fugitive dans les Subaltern Studies, bien que la nature de la loi coloniale revienne de façon récurrente comme une élément central de structuration de la subalternité. Figure centrale dans Aspects élémentaires de l’insurrection paysanne, elle hante subrepticement tous les textes des cinq premiers volumes de la série. »(p247)
« Naturellement, la loi dans les Subaltern Studies apparaît comme « l’émissaire de l’État » (pour utiliser la métaphore saisissante de Guha dans La mort de Chandra) portant le signe hégémonique de l’État colonial. La fonction de l’émissaire est de transformer « la matrice de l’expérience réelle » en une « matrice de légalité abstraite » afin que la volonté de l’État puisse pénétrer et réorganiser partie par partie et, en fin de compte, contrôler la volonté de la population de la même manière que la Providence s’impose sur la destinée humaine. » (p250)