Écrits sur l’Histoire et la Société d’Asie du Sud
sous la direction de Ranajit Guha (Oxford University Press, Delhi 1989)
- Sumit Sarkar L’avatar Kalkî de Bikrampur : un scandale villageois dans le Bengale du début du 20ème siècle.
- Gautham Baudra La mentalité de la subalternité : Kantanama ou Rajdharma
- Julie Stephens Fictions féministes : une critique de la catégorie de « Femme non-occidentale » dans les écrits féministes sur l’Inde.
- Susie Tharu Réponse à Julie Stephens
- Gyanendra Padey La construction coloniale du « communalisme » : Écrits britanniques sur Bénarès au 19ème siècle.
- Partha Chatterjee Caste et conscience subalterne
- Ranajit Guha La domination sans hégémonie et son historiographie
- Vena Das Le subalterne comme perspective
4ème de couverture :
Les catégories de domination et de subordination, succinctement exposées par Ranajit Guha dans les cinq premiers numéros de cette série, sont plus précisément étudiées dans son long essai figurant dans ce volume. Sa contribution présente aussi une critique de l’historiographie néo-coloniale et libérale.
L’essai de Sumit Sarkar utilise un scandale villageois dans le Bengale du début du 20ème siècle comme point d’entrée pour analyser le contexte plus large de la société et de la mentalité de l’époque.
Gautham Bhadra se penche sur l’équilibre délicat entre soumission et de défi à l’autorité tels qu’il est codifié dans un long poème écrit au milieu du 19eme siècle au Bengale.
Julie Stephen offre une critique des récents écrits féministes sur l’Inde. Susie Tharu lui répond vivement dans un court article.
Gyanendra Pandey déconstruit la construction coloniale du communalisme dans sa recherche sur les écrits britanniques sur Bénarès.
L’article de Partha Chatterjee souligne que les croyances et les pratiques religieuses des castes subordonnées sont souvent basées sur des principes contradictoires à ceux du Brahmanisme.
La contribution de Vena Das s’intéresse à la réussite générale de la série des Subaltern Studies.
Sumit Sarkar L’avatar Kalkî de Bikrampur : un scandale villageois dans le Bengale du début du 20ème siècle.
« Les historiens de nos jours commencent à s’intéresser à ce genre de fragments du passé, des événements « sans importance » ni conséquences visibles mais qui sortent du lot et refusent de se laisser intégrer dans aucun des modèles établis de reconstitution historique (…) Ils offrent un point d’entrée indirect dans l’histoire sociale et peuvent éclairer des dimensions occultées par des modèles d’analyse dominants trop souvent téléologiques. » (p3)
« Depuis 2000 ans le mythe de Kali Yuga et de l’avatar Kalki ont été des conceptions puissantes et persistantes, rappelant d’une certaine manière leurs équivalents chrétiens, du Livre de la Révélation au monde renversé, en passant par toute la variété de rêves millénaristes. Il y a toutefois, deux différences cardinales. Le temps ici est principalement cyclique et non linéaire, au niveau le plus fondamental il n’y a pas d’innovation, l’ordre est perpétuellement troublé puis rétabli, époques après époques, et le retour ne se fait pas à un niveau supérieur. L’idéal est un ordre hiérarchique – non pas l’égalité et la liberté perdues, qui inspiraient tant d’hérésies et de rébellions plébéiennes dans l’Europe médiéval et pré-moderne. Mais ces deux conceptions ont fourni des formes et une légitimité à une variété d’angoisses et d’aspirations sociales. Ce qui est important pour nous ici c’est leur forme spécifique dans le Bengale du 19ème siècle. » (p35)
« Au tournant du siècle, le Kali Yuga et l’avatar Kalki en étaient venus à désigner un ensemble d’images, d’émotions et de croyances, une « structure de sentiment » ( Raymond Williams ) complète. Cet idiome apparemment traditionaliste s’ouvrait à et se montrait capable d’incorporer des moments d’affirmation par les femmes et des inquiétudes quant à la pauvreté ; et plus spécifiquement, l’angoisse des petites classes moyennes pré-industrielles – les Brahmanes lettrés pauvres des villages et petites villes, des enseignants, des clercs. Une analyse plus détaillée des implications de cette tendance à l’affirmation dans la déférence va au-delà du champ de cet article. Mais ce que nous avons dessiné, offre effectivement une avant-gout saisissant de beaucoup de dimensions de la satyagraha (« étreinte de la vérité » : le principe de non-violence par la désobéissance civile) gandhienne, et la littérature bas de gamme du Bengale des années 20 y reviendra de façon répétée ; le plus souvent en exprimant clairement ses implications nationalistes. Dans sa praxis également, le nationalisme masculin de la classe moyenne établira des rapports avec les groupes subalternes de manière suprenamment similaire : les paysans et les femmes seront simultanément mobilisés et contrôlés à travers une stratégie et un langage qui modifiaient et ajustaient mais ne renversaient jamais les hiérarchies et les normes de déférence de caste, de classe et de genre. Nous rencontrons peut-être ici un composant crucial du modèle de « révolution passive » (Gramsci). » (p46)
Gautham Baudra La mentalité de la subalternité : Kantanama ou Rajdharma
« J’essaie dans cet article de souligner certains aspects de ce qu’on pourrait appeler la mentalité subalterne. Il est bien connu que la défiance vis à vis de l’autorité n’est pas la seule caractéristique du comportement des classes subalternes. La soumission à l’autorité dans tel contexte est aussi fréquent que la défiance dans tel autre. Ce sont ces deux éléments qui ensemble constituent la mentalité subalterne. C’est à cause de cette combinaison que les pauvres et les opprimés ont, à maintes reprises et dans différentes histoires, fait des sacrifices volontaires en faveur des riches et des dominants, au moins aussi souvent qu’ils se sont rebellés contre ces derniers.
Certaines affirmations faites ici doivent être soulignées. Tout d’abord, les idiomes de domination, de subordination et de révolte, sont, je pense, inextricablement liés entre eux ; nous ne les séparons qu’afin de faciliter l’analyse. Si cela est vrai, il s’ensuit que la subordination ou la domination n’est que rarement, voire jamais, complète. Le but de mon analyse est précisément de mettre à jour certaines de ces tensions en me référant à un texte en particulier. Ce texte est un long poème appelé Kantanama ou Radjharma. » (p54)
« Si nous pensons la subordination non pas comme une propriété statique et fixe de classes particulières mais comme un processus et un rapport, dans lequel les personnes peuvent participer à ou reproduire différents contextes de hiérarchie, la pertinence du texte Kantanama devient évidente. Dans sa formulation, nous commençons à voir les différents éléments du répertoire culturel du Bengale rural rassemblés et arrangés par l’auteur pour communiquer à son maître ses sentiments de loyauté et de soumission. Ainsi, ce texte est intéressant pour nous, non pas simplement parce qu’il nous permet simplement d’analyser une forme particulière avec laquelle un paysan essaie de présenter son point de vue sur le rajdharma (les obligations des dominants) afin d’obtenir tout autant des bénéfices matériels que des honneurs . Ce qui rend le texte riche se sont ses contradictions et ambiguïtés -le fait qu’un texte ostensiblement écrit pour plaire au seigneur puisse contenir aussi ses propres moments d’ironie, de peur, de résistance et de ressentiment. » (p90)
Julie Stephens Fictions féministes : une critique de la catégorie de « Femme non-occidentale » dans les écrits féministes sur l’Inde.
« Un des traits distinctifs du discours féministe contemporain c’est qu’il prétend parler des « vrais » femmes. Il affirme décrire « l’expérience directe des femmes », comprendre « les réalités de la vie de femme dans un village indien », et examiner comment « les femmes des classes défavorisées en Inde ressentent le fait d’être des femmes ». Cette emphase mise sur l’authenticité, cette foi dans le fait que les descriptions des femmes indiennes que les auteurs proposent sont des représentations objectives, sépare le féminisme des autres discours portant sur le même sujet. Les études féministes cherchent à présenter « un portrait énergique et vivant » des femmes indiennes qui supplante la féminité indienne mythique et idéalisée des nationalistes ou la femme réifié de l’anthropologie orthodoxe. Pourtant, dans un discours si concerné par la remise en cause du processus par lequel l’image traditionnelle des femmes est produite, il est surprenant de trouver des textes féministes aveugles à leurs propres projections et qui prétendent donner le portrait juste des femmes du Tiers Monde.
Ce qui suit est une exploration du corpus textuel de la connaissance des femmes indiennes avec une référence particulière au problème de l’association non-médiée entre représentation et réalité qui apparaît quand des femmes non-occidentales sont l’objet du regard féministe. » (p93)
« Des termes appartenant au registre de l’adulation sont souvent utilisés pour décrire des groupes particuliers étudiés par la recherche féministe. Les femmes, paysannes ou tribales, sont louées pour leur force, leur résistance ou leur militantisme, et les cultures dans lesquelles elles vivent sont présentées comme originales et exotiques. Des détails vivants sont fournis sur comment les gens s’habillent (« les femmes en saris de couleur rouge, vert ou bleu » de même que sur les conditions de l’expérience de l’enquêteur (la chaleur, l’odeur, les gouts et l’environnement physique), l’Occident étant constamment un point de comparaison ; la norme à partir de laquelle on juge l’exceptionnel. Dans ce discours manifeste, l’Occident est décrit comme le banal, quelque chose de moindre que la culture représentée là. C’est une inversion délibérée de la perspective orientaliste sur l’infériorité de l’Orient ; une tentative de dissocier le féminisme de tels discours. D’un autre côté, l’Inde, le Tiers-monde et les femmes tribales son considérés comme primordiaux car ils offrent des aperçus vivants et des réponses que l’on ne peut pas trouver en Occident et dans le modernisme occidentalisé. Mais cette valorisation n’inclut que rarement toutes les femmes ou toutes les femmes indiennes, et elle ne romantise pas non plus tout de « l’autre ». Le « non-dit » c’est que derrière les louanges sans réserves adressées à un groupe en particulier, se trouve un système entier de valeurs qui, au final, servent à diviser les femmes, minant ainsi les prétentions à une solidarité féminine universelle.
Une des étapes de l’histoire de la pensée marxiste (et non de la pensée de Marx), la quête du plus opprimé, se reflète désormais dans le féminisme.(…) Plus il est oppressé, plus le sujet est « authentique ». » (p 119)
Susie Tharu Réponse à Julie Stephens
« Une partie du problème provient d’une lecture de l’Orientalisme lui même (qui n’a pas été encouragée, mais pas activement découragée non plus, par Saïd lui-même), comme un système formaliste, se générant lui-même. Dans un tel schéma anhistorique et structuraliste, toutes les situations spécifiques peuvent être expliquées comme un effet des concepts du système général, et les configurations historiques et événements ne sont qu’une contingence. La critique par Foucault de la « formalisation » est suffisamment connue pour qu’on ait besoin de la répéter. Mais il semble impératif que si nous (Indiennes, féministes, etc) utilisons les idées d’ Orientalisme pour analyser les discours subalternes, nous ne devons pas le lire comme un système total et coercitif mais nous en tenir obstinément à une lecture plus historique de l’orientalisme comme une « élément régulier » des pratiques discursives. La problématique de l’orientalisme doit donc être comprise non comme un polluant dont il faut purifier le texte, mais comme un outil heuristique qui raffine et étend notre compréhension, à la fois du pouvoir et de la résistance. » (p128)
Gyanendra Padey La construction coloniale du « communalisme » : Écrits britanniques sur Bénarès au 19ème siècle.
« Les conflits communalistes ou les affrontements entre personnes de différentes religions, ont été représentés par le régime colonial britannique en Inde, comme une des caractéristiques les importantes de la société indienne, dans le passé comme dans le présent. Le récit de l’émeute communaliste était probablement la formulation coloniale la plus aboutie quant à la nature de la politique dans cette société. Dans cet essai, j’enquête sur la construction de ce récit.
Dans une lecture coloniale de l’histoire qui est devenue dominante à la fin du 19ème siècle, le « communalisme » était vu comme le trait spécifique de la section indienne de « l’Orient ». Cette lecture particulière de l’histoire indienne ne se distinguait pas seulement par sa périodisation dans les termes de l’histoire européenne (« ancien », « médiéval », moderne »), ni simplement par son usage des catégories du communalisme -et plus spécifiquement de la religion- pour différencier ces périodes de l’histoire indienne. Cette reconstitution historique se caractérisait aussi parce qu’ elle éliminait de l’histoire- en termes de variations spécifiques de temps, de place, de classe- l’expérience politique du peuple et qu’elle identifiait la religion ou la communauté religieuse, comme la force motrice de toute la politique indienne. Le récit de l’émeute communale servait à donner de la substance à cette lecture de l’histoire. » (p132)
« Dans ce genre d’histoire, « la violence » appartient toujours à la tradition pré-coloniale : l’imposition de la domination britannique, le déplacement de l’ancien équilibre des pouvoirs, et l’essor de nouvelles peurs et nouveaux espoirs n’étaient en rien responsables. Cette tradition d’affrontements devint, en fait, la justification de la domination coloniale. A la fin du 19ème siècle, ce n’est plus le pouvoir de l’épée britannique, ni simplement la supériorité de la science et du commerce anglais, mais aussi l’argument que les indigènes étaient désespérément divisés, enclins aux passions primitives et incapables de gérer eux-mêmes leurs affaires qui vint légitimer le pouvoir Britannique. »(p151)
Partha Chatterjee Caste et conscience subalterne
« Chaque forme sociale de la communauté doit, au sens strict, réaliser l’unité de la séparation et de la dépendance mutuelles de chacune de ses parties. Le système des castes, prétend remplir cette fonction mais sa réalité est nécessairement en disjonction avec son idéalité. La critique externe des castes, basé sur l’idéologie libérale européenne, suggère qu’un cadre juridique de liberté et d’égalité bourgeoises fournit une alternative et, en principe, une base plus démocratique pour réaliser cette unification. C’est ce qui a été la base juridique de la structure constitutionnelle de l’État post-colonial indien. Et pourtant, la construction concrète de ce nouvel édifice, à partir du matériel culturel donné, a été forcée de renoncer à ses principes dés le départ – avec, par exemple, la mise en place de restrictions sur des critères de caste. Le nouveau processus politique a, semble-t-il, réussit à remplacer la force d’unification du dharma (Loi universelle) mais l’a remplacé par le concept unificateur de Nation, tel qu’il est concrètement incarné par l’État. Ce qui en a résulté ce n’est pas du tout la réalisation de l’égalité bourgeoise, mais plutôt les demandes contradictoires des castes non sur la base religieuse du dharma, mais sous la forme de revendications purement séculières auprès de l’État. Il semblerait que la force du dharma ait été chassée de sa position de supériorité, pour être remplacé de façon vengeresse par la recherche du artha ( prospérité matérielle), mais, n’en déplaise à Dumont, de nouveau sur la base des divisions de caste. D’un côté nous avons l’établissement de rapports capitalistes dans la production agricole, dans laquelle les nouvelles formes de travail salarié s’ajustent parfaitement dans la vieille trame des divisions de caste. Et de l’autre côté, nous avons le phénomène suprêmement paradoxal de groupes des basses castes qui affirment justement leur retard pour demander des privilèges discriminants à l’État, et des hautes castes qui proclament le caractère sacré de l’égalité et de la liberté bourgeoises (le critère de l’opportunité égale médiée par les qualifications et le mérite) afin de repousser cette menace contre leurs privilèges. » (p207)
Ranajit Guha La domination sans hégémonie et son historiographie
Le texte de Guha est particulièrement long (100 pages) et touffu. Nous n’en donnons là qu’un tout petit aperçu.
« Le colonialisme ne pouvait se maintenir comme rapport de pouvoir dans le sous-continent seulement à la condition que la bourgeoisie coloniale ne soit pas à la hauteur de son propre projet universaliste. La nature de l’État qu’elle avait créé par l’épée rendait cela historiquement nécessaire. L’État colonial en Inde n’émanait pas de l’activité de la société indienne elle même. Aucun moment de la dynamique interne de cette société n’était impliqué dans une imposition d’une structure d’autorité étrangère qui fournissait au processus de formation de l’État à la fois sa première impulsion et les moyens de sa réalisation. En d’autres termes, l’aliénation qui, dans la carrière de l’État non colonial, vient après son émergence de la société civile et qui s’exprime par la séparation avec cette dernière afin de se placer au-dessus d’elle, était déjà là – une intrusion étrangère dans la société indigène- dés la création de l’État colonial Britannique. Ce dernier était donc doublement étranger – dans son être comme dans son devenir.
Étant une externalité absolue, il était structuré comme un despotisme, (…), avec aucun espace disponible pour une transaction entre la volonté des dominants et celle des dominés, une politique, où, comme Montesquieu l’écrit des persécuteurs antiques et médiévaux , « Il n’y a point de tempérament, de modifications, d’accommodements, de termes, d’équivalents, de pourparlers, de remontrances ; rien d’égal ou de meilleur, à proposer ; l’homme est une créature qui obéit à une créature qui veut. » Cette immédiateté est revenue, longtemps après son temps, éclairer un décalage historique – l’insertion du pouvoir le plus dynamique du monde contemporain dans les relations de pouvoir d’un monde vivant encore dans le passé. Cet anachronisme fut en accord avec le paradoxe d’une culture bourgeoise avancée régressant de sa tendance à l’universalisation pour passer un compromis avec des particularismes pré-capitalistes sous des conditions coloniales qu’elle avait elle même créée. Un « outil inconscient de l’Histoire » avait visiblement perdu son tranchant et fut consigné par l’Histoire en compagnie d’autres instruments émoussés dans son tiroir du bas. » (p274)
Veena Das Le subalterne comme perspective
Cet article a été traduit dans L’historiographie Indienne en débat sous la direction de Mamadou Diouf. Éditions Khartala-Sephis (Ouvrage toujours disponible).
Il est également reproduit dans l’anthologie publiée par nos soins…