Écrits sur l’Histoire et la Société d’Asie du Sud
sous la direction de Ranajit Guha (Oxford University Press, Delhi 1984)
- Shahid Amin Ghandi déifié : le cas du district de Gorakhpur, à l’est des Provinces unies (1921-1922).
- David Arnold La famine dans la conscience et l’action paysanne : Madras 1876-1878
- Dipesh Chakrabarty Les syndicats dans une culture hiérarchique. Les travailleurs du Jute de Calcutta, 1920-1950.
- Partha Chatterjee Gandhi et la critique de la société civile.
- David Hardiman L’affirmation adivasi dans le sud du Gujarat : le mouvement Devi de 1922-1923
- Gyanendra Pandey « Événements et calamités » : Histoire d’une ville moyenne de l’Inde du Nord au 19ème siècle.
- Sumit Sarkar Les conditions et la nature du militantisme subalterne : le Bengal du Swadeshi à la Non-coopération, 1905-1922.
Préface :
Au moment où j’écris ces lignes, au printemps 1984, voilà deux ans que le premier numéro des Subaltern Studies a été imprimé, un second lui a succédé un an plus tard. Ces publications, nous sommes enchantés de le reconnaître, ne sont pas passées inaperçues. Quoique les gros canons de la grande presse académiques n’aient pas encore fait feu – cette artillerie à l’ancienne opère avec la lenteur des sièges médiévaux et prend son temps pour se mettre en position- un nombre suffisant de recensions sont déjà parues et ont soulevé un grand nombre de questions, quant à, non seulement la qualité de notre travail, mais aussi des problèmes fondamentaux portant sur le champ et la méthode des études consacrées à l’histoire et aux sociétés d’Asie du Sud. Nous nous saisirons de certains de ces problèmes pour en discuter dans les prochains numéros de la revue, ainsi qu’en dehors de celle-ci. En attendant, nous souhaitons remercier nos lecteurs pour les commentaires faits sur notre travail. Nous reconnaissons que, pour un projet comme le nôtre, conçu pour poser des questions, rien n’est plus stimulant que les questions que l’on nous pose.
Les questions soulevées jusqu’ici dans les pages des Subaltern Studies ne se sont pas cantonnées à un thème ou à une phase particulière de l’expérience sud-asiatique. Les contributions ont couvert un large champ de sujets et de périodes, comme en témoigne cet ensemble d’articles. Mais ce qui les unit c’est un idiome critique commun à tous – un idiome consciemment et systématiquement critique de l’élitisme dans le champ des études sud-asiatiques.
Un critique savant s’est justement saisi de ce point et nous a reproché d’être contre toutes les écoles historiographiques existantes. Nous sommes en effet opposés à la majorité de la pratique académique existante dans l’historiographie et les sciences sociales, du fait de son incapacité à reconnaître le subalterne comme acteur de son propre destin. Cette critique est au cœur de notre projet. Ce dernier ne peut s’exprimer autrement qu’en opposition au paradigme élitiste, qui est si bien implanté dans les études sud-asiatiques. La négativité est de ce fait autant « la raison d’être » que le principe constitutif de notre projet.
C’est cette négativité, cette énergie critique qui permet aux Subaltern Studies de venir bousculer la charmante et quasi soporifique suffisance de l’enseignement établi. Cela nous permet de nous attaquer aux orthodoxies nichées dans l’aplomb des vérités dernières (il ne sera plus facile de retomber dans les interprétations les plus faciles du mouvement nationaliste après l’essai de Sumit Sarkar, ou, de même, pour l’histoire du travail, après celui de Dipesh Chakrabarty); de lever le voile des idéologies toute faites en lisant (comme le fait Partha Chaterjee) les textes sacrés et leur sens hermétique d’une façon totalement nouvelle; de renverser la sociologie scolaire (comme le fait l’étude de David Hardimann sur les cultes Adivasis) afin d’identifier les éléments de protestation subalterne dans des campagnes réformistes regardées jusque là comme étant des émulations des hautes castes et classes; de contester les postulats condescendants sur la passivité des masses face aux désastres (en décrivant comme David Arnold, les croyances et pratiques paysannes durant la famine de Madras de 1876-1878); de démentir le soi-disante insuffisance de preuves de la structure et de la dynamique de la conscience subalterne en localisant et interprétant (comme Shahid Amin et Gyanendra Pandey l’ont fait) des archives jusque là inexplorées du discours populaire à la fois dans sa forme orale et graphique. Pris dans leur ensemble, ces articles devraient donner aux lecteurs, une idée du champ et de l’orientation de notre effort pour mettre en question le paradigme élitiste qui domine l’enseignement, la recherche et plus généralement la pensée académique concernant l’histoire et la société sud-asiatique.
Ranajit Guha Canberra avril 1984
Shahid Amin Ghandi déifié : le cas du district de Gorakhpur, à l’est des Provinces unies (1921-1922).
Cet article a été traduit dans L’historiographie Indienne en débat sous la direction de Mamadou Diouf. Éditions Khartala-Sephis (Ouvrage toujours disponible).
David Arnold La famine dans la conscience et l’action paysanne : Madras 1876-1878
« (..) les travailleurs agricoles et les raiyats (paysans propriétaires) n’ignoraient pas qu’ils avaient des intérêts différents et souvent divergents, mais il existait certaines formes et coutumes reconnues d’échange par lesquelles la confrontation directe était évitée et l’antagonisme économique et social, médié et contenu.
Dans une situation comme celle de 1876, où les mauvaises récoltes et la famine apparaissaient imminentes , beaucoup de raiyats (paysans propriétaires) étaient tentés d’abandonner ces relations coutumières. Ce n’était pas leur intérêt d’employer ou de nourrir des travailleurs auxquels ils n’avaient pas de travail à donner. Il n’y a rien de particulièrement nouveau à cette façon de réagir -on peut l’observer dans de nombreuses famines précédentes dans la région- bien qu’elle ait été encouragée par le développement d’un attitude capitaliste, parmi les raiyats les plus riches, consistant à regarder le travail comme une marchandise qu’on peut employer et renvoyer selon ses besoins. Mais l’emploi de travailleurs dépendants en particulier, remontait souvent à plusieurs générations dans la même famille et de tels liens ne pouvaient être rompus facilement dans une société villageoise. Les besoins de main d’oeuvre à l’avenir, après la sécheresse et la famine, devaient aussi être pris en compte. La réponse des raiyats fut de ce fait incertaine et hybride, se durcissant avec la détérioration des conditions générales. » (p79-80)
« Si les paysans se considéraient comme une collectivité, ils étaient aussi conscients des relations de pouvoir et de fonction qui opéraient au sein et au delà de la communauté paysanne. En temps normal, ces relations étaient rarement mises en question, en parti car les paysans étaient préoccupés par les problèmes immédiats de production et de survie mais aussi car ils se voyaient comme occupant une position relativement fixe dans l’ordre social. Mais leur consentement à cet ordre supposait la croyance en certaines responsabilités des groupes dominants vis à vis des paysans, et ce en vertu justement de leur pouvoir. Quand, face à des crises majeures de subsistance, les dominants ignoraient les besoins paysans ou ne parvenaient pas à y répondre en usant de façon appropriée de leur pouvoir, les paysans se considéraient comme fondés d’agir – à travers des pétitions, des émeutes et des réappropriations- pour les rappeler à leurs responsabilités ou pour les punir pour leur négligence. Les paysans étaient loin d’être des révolutionnaires aspirant à renverser l’ordre existant. Au contraire, ils réaffirmaient cet ordre en demandant à ce qu’il fonctionne de la manière dont, de la coutume aux besoins collectifs, ils pensaient qu’il devait fonctionner. » (p114)
Dipesh Chakrabarty Les syndicats dans une culture hiérarchique. Les travailleurs du Jute de Calcutta, 1920-1950.
« L’idéal du principe démocratique de représentation, basé sur une relation «volontaire » et « contractuelle », ne s’est jamais réalisé dans les syndicats des travailleurs du jute de Calcutta, et, au lieu de cela, les délégués sont devenus des maîtres. Les syndicats étaient gérés comme si ils étaient les « zamindaries » (fief) de leurs leaders. On pourrait aller plus loin et avancer l’hypothèse qu’aux yeux des travailleurs des usines de jute, être un maître était une condition nécessaire pour être délégué. Seul un maître pouvait représenter. Voir cela uniquement comme étant la preuve de l’ignorance des travailleurs, c’est oublier le caractère nécessairement réciproque de cette relation. Qu’on se rappelle des développements de Hegel (dans sa Phénoménologie) sur la relation du maître et de l’esclave, où la domination du maître dépend de sa reconnaissance comme maître par l’esclave, c’est à dire, sur la bonne volonté de l’esclave. En parlant des leaders syndicaux bhadralok (c’est à dire des classes moyennes) comme de maîtres, notre but n’est pas de présenter la classe ouvrière comme un instrument passif de la volonté des leaders. Ce qui est en jeu c’est la propre volonté du travailleur, sa propre conscience, sa reconnaissance habile que, selon les circonstances, il pouvait mieux exercer son pouvoir en choisissant de servir. La relation était, de ce fait, pleine de tensions et connaissait ses propres moments de résistance. Il suffit de rappeler que, pour toute la loyauté que les leaders pouvaient attendre des travailleurs, Prabhadati Das Gupta (leader syndical, idem pour les deux autres noms qui suivent) fut une fois « bousculé et insulté » par plusieurs travailleurs du jute après la fin de la première grève générale, que Lafat Hossain a vu une fois ses bureaux incendiés par un groupe d’ouvriers en colère et que Sibnath Chaterjee fut accueilli avec suspicion et par des insultes par les travailleurs de Howrah, quand il les approcha la première fois, en 1937, pour solliciter leurs suffrages- pour donner trois exemples de tensions ouvertes entre les travailleurs et leurs leaders. » (p141)
« En refusant de voir ces signes évidents de relations féodales, dans leur propre culture quotidienne, et en ne voyant le culturel que comme une instance de l’économique, la gauche Bengalie est restée ironiquement piégée dans cette même culture qu’elle aurait voulu voir détruite. L’idéologie ne suffisait pas ici pour détruire les relations de pouvoir codifiées dans la culture. Ces relations dérivaient d’un paradigme de pouvoir féodal plus ancien, et si nous devons parler d’un paradoxe dans l’histoire de l’organisation des travailleurs du jute, c’est ici qu’on doit situer ce paradoxe : à l’intersection de l’idéologie et de la culture. » (p152)
Partha Chatterjee Gandhi et la critique de la société civile.
« Le but de cet essai est d’examiner comment l’idéologie gandhienne, tout en subvertissant fondamentalement les structures de la pensée de l’élite nationaliste, a fournit dans le même temps l’opportunité historique d’une intégration politique des classes populaires au sein des formes en évolution du nouvel État indien. » (p156)
« La critique par Gandhi de la domination Britannique en Inde cherchait à se situer à un niveau bien plus fondamental que la plupart des auteurs nationalistes de son temps. Là où ceux-ci critiquaient généralement les excès liés aux notions occidentales de patriotisme et de gloire nationale, qui poussaient inévitablement vers la recherche de conquêtes coloniales et de victoires militaires, Gandhi ne doutait pas que toutes les sources de l’impérialisme moderne se trouvaient spécifiquement dans le système de production social que les pays du monde occidental avaient adopté. C’était le désir illimité d’une production en expansion constante et d’une consommation toujours plus élargie, et l’esprit de compétition impitoyable qui faisait marcher le système, qui incitaient ces pays à rechercher des possessions coloniales pouvant être exploitées à des fins économiques. (…) Dans le cas de l’impérialisme moderne, la moralité et la politique sont subordonnées à l’impératif économique, et cet impératif est directement lié à la organisation spécifique de la production sociale caractérisé non pas tellement par la nature de la propriété des moyens de production que fondamentalement par les objectifs et le processus de production. » (p159-160)
David Hardiman L’affirmation adivasi dans le sud du Gujarat : le mouvement Devi de 1922-1923
« Au début de novembre 1921, un grand nombre de paysans adivasi -tribaux- ont commencé à se regrouper dans le sud du Gujarat pour écouter les enseignements d’une déesse (mata ou devi) connue sous le nom de Salahbai. Le Devi, qui n’était généralement pas représenté par des images, était supposé venir des montagnes de l’est et exprimait ses exigences à travers des esprits. Les adivasi de plusieurs villages se rencontrèrent sur la place centrale et écoutèrent, tandis que plusieurs d’entre eux entraient en transe. Ces hommes commençaient à remuer violemment la tête et à proférer ce qui était considéré comme les ordres du Devi. Les principaux ordres étaient de s’abstenir de manger de la viande ou de boire de l’alcool ou du toddy (alcool local), de prendre un bain par jour, d’utiliser de l’eau plutôt que des feuilles pour se nettoyer après avoir déféqué, de garder les maisons propres, de libérer ou de vendre les chèvres et les poulets et de boycotter les vendeurs d’alcool Parsi et les propriétaires terriens. Il était dit que ceux qui n’obéiraient pas à ces ordres divins souffriraient les pires déconvenues et à la fin deviendraient fous et décèderaient. Les réunions duraient en général plusieurs jours et ensuite, le Devi se déplaçait vers un autre groupe de villages, où le même processus se répétait. » (p196)
« Les valeurs que les adivasi adoptèrent étaient celles des classes possédant le pouvoir politique. En agissant ainsi, les adivasi révélaient leur compréhension de la relation entre les valeurs et le pouvoir, car les valeurs possèdent cet élément de pouvoir qui permet aux classes dominantes de subjuguer les classes subordonnées avec un usage minimal de la force physique. Pour prendre un exemple évident, la notion brahmanique de « pureté » a fourni un puissant instrument de contrôle des classes subordonnées supposées impures. En s’appropriant, et par là démocratisant ces valeurs, les adivasi cherchaient à les priver de leur pouvoir de domination. » (p217)
Gyanendra Pandey « Événements et calamités » : Histoire d’une ville moyenne de l’Inde du Nord au 19ème siècle.
« L’histoire de l’Inde coloniale a, en général, été écrite sur la base des archives des fonctionnaires britanniques , et ce, pour la simple raison que les sources officielles ne sont ni abondantes ni facilement accessibles. C’est particulièrement vrai pour la période qui court jusqu’à la fin du 19ème siècle, c’est à dire avant que les organisations comme le Congrès National Indien n’émerge et que les mémoires de ses leaders ainsi que les journaux et les revues dans les langues indiennes et en anglais, ne deviennent largement disponibles. Cet article cherche à ré-examiner une petite part de cette histoire coloniale précoce, à la lumière d’un récit historique local, ou plus précisément une chronique des événements intitulée Waqeat-o-Hadesat : Qasba Mubarakpur, écrite dans les années 1880 et préservée sous la forme d’un manuscrit en Ourdou dans la quasba (ville moyenne) de Mubarakpur dans le district de Azamgarh, à l’est des Provinces Unies. J’espère à travers ce ré-examen dire quelque chose de la façon dont la population de Mubarakpur percevait les formidables développements de l’époque, quelque chose de la manière dont ils lisaient l’histoire. » (p231)
Sumit Sarkar Les conditions et la nature du militantisme subalterne : le Bengal du Swadeshi à la Non-coopération, 1905-1922.
« J’emploie le terme subalterne comme un raccourci pratique pour trois groupes sociaux : les tribaux, travailleurs agricoles et métayers des basses castes ; les paysans, d’un statut de caste intermédiaire au Bengale (ainsi que leurs homologues musulmans) ; et le travail dans les plantations, mines et industries (ainsi que la travail urbain informel). Il est évident qu’il faut s’attendre à des chevauchements et des conflits, entre ses groupes et leurs sous-divisions. C’est parce que la catégorie de subalterne inclut autant des exploiteurs que des exploités – les jotedars par exemple ou même des paysans relativement pauvres qui emploient des journaliers ou qui font cultiver leurs champs par des métayers. La raison fondamentale d’employer un tel terme « omnibus » constitue aussi une des thèses principales de cet article : les groupes subalternes ainsi définis formaient un domaine politique relativement autonome avec des traits distinctifs et des mentalités collectives qui doivent être explorés, et ce monde était distinct du domaine des élites politiques qui, au début du 20ème siècle ,venaient dans leur immense majorité des groupes professionnels éduqués des hautes castes en connexion avec les zamindari ou les propriétaires de niveau intermédiaire. » (p271)
« Ce qui est central dans la plupart des soulèvements populaires de la période que nous étudions, c’est le concept d’effondrement, réel ou plus souvent annoncé par la rumeur, dans la structure (« pattern ») de coercition et d’hégémonie qui maintient « normalement » à leur place les subalternes, malgré la misère et l’exploitation. L’oppression, en temps normal, est masquée par une certaine légitimité qui semble rendre la rébellion non seulement dangereuse au vue de la force des classes dominantes et de l’Etat, mais aussi moralement répréhensible. Une rumeur d’effondrement est nécessaire pour affaiblir ce contrôle hégémonique. L’effondrement lui même peut avoir deux dimensions : un changement plus ou moins soudain dans les conditions de vie (de façon prédominante mais pas exclusive dans le champ économique) des opprimés, et des rumeurs d’affaiblissement des structures d’autorité, due à des menaces extérieures ou à des divisions au sein de la couche dominante. Dans l’Inde coloniale, la guerre ou les rumeurs de guerre avec l’Afghanistan, la Russie, l’Allemagne ou l’Empire Ottoman, déclenchaient régulièrement de tels développements, et le premier impact du nationalisme des classes moyennes n’a peut être pas été qualitativement différent. » (p. 303)