Les musulmans, les Dalits et les fabrications de l’Histoire
édité par Shail Mayaram, M.S.S Pandian et Ajay Skaria
Permanent Black Delhi 2005
- Shahid Amin Représenter le musulman. Hier et aujourd’hui. Aujourd’hui et hier.
- M.T.Ansari Reconfigurer le fanatique. Malabar 1836-1922
- Faisal Fatehali Devji Une pratique du préjudice. La politique de l’amitié de Gandhi
- Milind Wakankar L’anomalie du Kabir. Caste et canonicité dans la modernité indienne.
- Anupama Rao Mort d’un Kotwal (leader de village). Préjudice et politique de la reconnaissance.
- Praveena Kodoth Encadrer des coutumes, diriger des pratiques. Autorité, propriété et matrilignage sous la loi coloniale dans le Malabar du 19ème siècle.
- Rashmi Dube Bhatnagar, Renu Dube et Reena Dube Poétiques de la résistance, enquête sur la rhétorique des historiens bardes du Rajasthan
- Prathama Banerjee Le travail de l’imagination. Temporalité et sentiment national dans le Bengale colonial.
Shahid Amin Représenter le musulman. Hier et aujourd’hui. Aujourd’hui et hier.
« Il y a eu un essor rapide de la politique et de l’histoire majoritaires (« majoritarian ») depuis la moitié des années 80. Ces dernières années, ces deux notions sont passées des marges du discours populaire au centre des délibérations politiques. L’expression : « L’Inde est majoritairement hindoue » a été transformée en bélier du nationalisme hindou – un outil idéologique agressif visant à redessiner les contours élémentaires d’un État-Nation s’affirmant comme laïque. Sa logique consiste à renforcer l’idée majoritaire d’une histoire nationale singulière selon laquelle la promulgation d’une vendetta historique contre la conquête musulmane de l’Inde pré-coloniale devient simultanément la condition de la « découverte » de l’histoire et le moyen d’une démarcation des citoyens « naturels » de l’Inde. De ce point de vue, tous les citoyens indiens doivent au bout du compte consentir à la formation d’une nouvelle histoire hindoue – un parcours continu de l’histoire nationale hindoue dont la base positiviste est crucialement alliée avec les croyances religieuses hindoues et les pépites tirées du filon d’une mémoire collective supposément unique. Cet article est une intervention dans le débat sur la construction de la nation et la lutte autour du passé médiéval de l’Inde. » (p1-2)
M.T.Ansari Reconfigurer le fanatique. Malabar 1836-1922
« L’existence du fanatique a été imposée et administrée. Construction tout d’abord déployée par l’administrateur colonial pour le contrôle politique d’un peuple, ce label établit un type particulier d’individu, un objet anthropologique, et ce faisant dissimule la machinerie du contrôle exercé sur le corps du paysan mapila. La violence que cela implique est effacée : le colonialisme et le processus de contre-insurrection viennent à être présentés comme la domination impartiale de la culture sur un peuple primitif. La désignation de « fanatique » est d’un usage immense pour les colonialistes puisqu’elle institue « le contrôle disciplinaire et la création de corps dociles, l’un et l’autre incontestablement liés à l’essor du capitalisme » ( Dreyfus & Rabinow Michel Foucault) Ce type d’étiquette est conçue pour contrôler le corps insurgé Mapila et dans le même temps excuser le recours à la contre-violence. Ce qui est nécessaire c’est d’extraire le paysan mapila « de l’État et du type d’individuation lié à l’État » (Foucault). Après tout, qui est fanatique ? Un fanatique est parmi d’autres choses un « dangereux individu », c’est à dire un individu dangereux pour l’État-nation. De fait, les métaphores communément employées – « épidémie », « éruption fanatique », « folie » (les deux dernières expressions sont de Gandhi) – évoquent une image de violence incontrôlable et d’extrême irrationalité. Dans la mesure où ces métaphores sont employées afin de dompter le peuple, elle témoigne aussi du manque de contrôle de l’État sur le corps du paysan. Cela ressort du fait que la communauté mapila ne célèbre pas seulement les insurgés au travers de chansons, mais on pourrait dire aussi qu’elle approuve une telle « folie ». Un telle « folie » est dangereuse dans la mesure ou elle est dirigée contre le corps social symbolisé par la colonie et plus tard l’État-nation. » (p51)
Faisal Fatehali Devji Une pratique du préjudice. La politique de l’amitié de Gandhi
« C’est le nationalisme qui introduit le langage moderne de la fraternité égalitaire dans la politique indienne. Et si Gandhi est souvent ambigüe sur la différence entre amitié et fraternité, je le lis ici, à la lumière de l’étrange histoire coloniale de ces termes, comme un avocat de la première. En d’autre termes, je considère Gandhi comme un saboteur de la rhétorique de l’Inde coloniale. Comme quelqu’un qui a critiqué tout à la fois le libéralisme national et colonial en relisant et rendant productifs les termes mêmes de la rhétorique impériale. Dans cet article j’avance que Gandhi s’st saisi de l’idée coloniale de l’amitié comme impératif éthique et l’a rendu productive pour une politique anti-coloniale. Et comme dans sa variante coloniale, l’amitié pour Gandhi n’était pas un concept universel de mobilisation nationale mais une attitude très particulière qui ne pouvait s’appliquer politiquement qu’à certaines personnes, dans ce cas les britanniques et les musulmans. Et ces derniers, comme nous allons le voir, étaient liés non pas tellement comme anciens et actuels conquérants de l’Inde Hindoue, mais, une par une relecture typiquement Gandhienne du maitre-mot de la conquête, comme des possesseurs d’imaginaires impériaux qui avaient un usage politique productif. » (p81)
Milind Wakankar L’anomalie du Kabir. Caste et canonicité dans la modernité indienne.
« Le nom « Kabir » est associé avec un ensemble proliférant de chansons composées ces 500 dernières années dans le Nord de l’Inde et chantées jusqu’à aujourd’hui dans les rassemblements (bhajan-mandalis) des paysans de basse caste et des travailleurs sans terre.(…) Le « Kabir » nous indique le noyau idiomatique de l’histoire d’un langage, là ou il y a une lutte permanente entre des revendications concurrentes de la nation en des termes tels que la tradition, l’histoire et la communauté. De la même manière, le Kabir attire notre attention sur cette tension récalcitrante dans le langage en général, qui en refusant de rester immobile, aide à transformer la parole et l’écriture en une ressource intempestive pour des groupes marginalisés comme les intouchables, qui se décrivent aujourd’hui comme Dalits et tribaux. Formulés dans les nombreuses façons dont le Kabir est chanté, son expression( shabd) monte telle une vaste rumeur des étendues occidentales aux étendues orientales du nord de l’Inde et recueille de cette manière de nouvelles signatures, de nouveaux vers et de nouvelles significations. » (p100)
Anupama Rao Mort d’un Kotwal (leader de village). Préjudice et politique de la reconnaissance.
« L’État post-colonial a spécifiquement marqué des groupes de citoyens avec une visibilité excessive (par ex. les dalits, les femmes) pour reconnaître leur marginalité. Cet excès, en retour, exige une action correctrice pour égaliser des identités inégales. Une telle politique de l’exceptionnalité caractérise la législation sur les crimes de caste, où le langage de la loi doit égaliser des sujets qui se révèlent être les porteurs (« abject ») de marques de différence. De fait, la catégorie « atrocité de caste » est une nouvelle forme juridique qui constitue les dalits comme des objets politiques vulnérables ayant droit à la protection de l’État. Toutefois, les conséquences et résultats politiques de cette structure juridique et discursive ne sont jamais donnés en avance, ni uniquement régulés au sein de l’appareil d’État. La tentative d’utiliser la catégorie d’ « atrocité de caste » comme un modèle de justice, comme une façon de réparer des torts historiques, met en crise beaucoup des présupposés qui la soutenaient.
A travers la reconstitution du meurtre de Sawane (un kotwal dalit du village de Pimpri Desmukh dans le district de Parbhani, assassiné le 17 aout 1991), j’examine comment la forme juridique de « l’atrocité de caste » produit des manières spécifiques de comprendre la socialité de caste, changeant en cela les conditions de réalisation de l’identité individuelle de caste. Comme mon analyse du meurtre de Sawane le révèle, les formes d’identité individuelle présumées par de telles lois sont toutefois négociées politiquement, transformant de ce fait leurs effets juridiques. » (p143)
Praveena Kodoth Encadrer des coutumes, diriger des pratiques. Autorité, propriété et matrilignage sous la loi coloniale dans le Malabar du 19ème siècle.
« A la fin du 19ème siècle, les juges et juristes britanniques ont construit un corpus de coutumes matrilinéaires dans les districts de Malabar et Canara dans la présidence de Madras, au travers de théorisations juridiques, d’arbitrage de litiges et de jurisprudences établies dans les cours civiles. (…) Cet essai est une analyse critique du discours juridique à partir de ses propres postulats, c’est à dire les idées et théories qui le déterminait et le gouvernait. Les administrateurs coloniaux étaient d’accord sur le fait que les pratiques coutumières, plutôt que les préceptes religieux contenus dans les sources écrites, étaient la source des lois personnelles et familiales pour les groupes matrilinéaires de la région. Au niveau opérationnel, on laissait les cours civiles interpréter, définir et administrer les coutumes au fur et à mesure que des litiges leur étaient présentés. Comme aucun effort n’avait été fait pour collecter et codifier les coutumes, les cours cherchaient à déterminer ce qui constituait la coutume au moment du litige, selon le principe que les pratiques réelles pouvaient être déduites du contexte, sans prendre en compte la spécificité du litige. Une consultation attentive du droit jurisprudentiel suggère que les coutumes étaient interprétées non pas sur la base des pratiques existantes mais dans les termes de la loi matrilinéaire, elle même déterminé par le processus d’interprétation.» (p189)
Rashmi Dube Bhatnagar, Renu Dube et Reena Dube Poétiques de la résistance, enquête sur la rhétorique des historiens bardes du Rajasthan
« Cet article décrit notre découverte -accidentellement dans le cadre de nos recherches pour un livre sur l’histoire culturelle et discursive de l’infanticide féminin dans l’Inde coloniale- de références à une communauté d’artisans poètes voyageurs dans le désert de l’État du Rajasthan contre lesquels les britanniques montèrent une campagne systématique au 19ème siècle. Approcher cet événement historique depuis la perspective de l’histoire des femmes signifie que nous exposons un ensemble d’explications coloniales concernant la pratique de l’infanticide des femmes en relation avec un autre ensemble de représentations britanniques, selon lesquelles les Bhat (communauté de poètes)et les Charan (caste dont les membres souvent divinisés) incitaient à l’infanticide des femmes au sein des élites féodales des États princiers du Rajasthan. (p224)
« Si nous en venons aux documents de la réforme concernant l’infanticide sans examiner les fonctions culturelles et sociales que remplissaient les récitations des bardes, nous serons victimes du discours progressistes selon lequel, la reforme britannique concernant l’infanticide a extirpé avec succès cette pratique dans les États princiers de Rajasthan. En opposition marquée à ce récit progressiste, nous construisons un récit, non pas selon les conventions littéraires de la conspiration, mais dans la recension bien plus prosaïque d’une série de négociations, de pactes et d’accords entre les hommes de l’élite rajput et les britanniques. C’est le récit d’une complicité ouverte plutôt que d’une conspiration entre le pouvoir colonial et l’élite indigène : les mâles de l’élite rajput s’associèrent avec les administrateurs britanniques pour jeter l’opprobre, humilier et dénoncer les historiens bardes du Rajasthan pour des crimes commis par les premiers dans leurs propres foyers. » (p251)
Prathama Banerjee Le travail de l’imagination. Temporalité et sentiment national dans le Bengale colonial.
« Dans cet article, j’avance que pour saisir la pleine signification du travail de l’imagination, nous devons aller au-delà de l’hypothèse courante que l’imagination se réfère à notre capacité de visualisation. Un contexte tel que celui du Bengale colonial nous aide à le faire – puisque là, à la fin du 19ème et au début du 20ème, l’imagination comme pratique semble ne pas être uniquement un mode de visualisation mais plus crucialement une pratique d’action avec et sur le temps. Je vais montrer que les écrits nationalistes bengalis du début du 20ème utilisaient le mot imagination en le traduisant par kalpana – un mot sanskrit qui, à part impliquer l’acte d’imaginer, impliquait aussi la sensibilité à une temporalité créative. (…) Puisque le temps chronologique de la modernité coloniale était profondément impliqué dans la fabrication des notions « d’état primitif » et d’arriération, les classes éduquées bengalies, mal à l’aise dans leurs propres revendications à l’historicité, devait rajouter en supplément à l’histoire, ce qui était consciemment entrepris comme un travail de kalpana, un déploiement créatif du temps qui pouvait permettre au colonisé d’annuler ce perpétuel sentiment de décalage dans le temps du progrès. » (p282)