Écrits sur l’Histoire et la Société d’Asie du Sud
édité par Gautham Bhadra, Gyan Prakash et Susie Tharu
Oxford University Press, Delhi 1999
- Sudesh Mishra La diaspora et l’art difficile de mourir
- >Kaushik Ghosh Un marché pour l’aboriginalité : primitivisme et classification raciale dans le marché du travail en servitude de l’Inde Coloniale
- Indrani Chatterjee Colorer la subalternité : Esclaves, concubines et orphelins sociaux au début de l’Inde coloniale
- Ishita Banerjee Dube Apprivoiser les traditions : légalités et histoires dans l’Orissa du 20ème siècle
- Sundar Kaali Spatialiser l’histoire : trivialisations (« carnavalization ») subalternes de l’espace à Tiruppvanam, Tamil Nadu
- Vijay Prashad Liberté intouchable : une critique de l’État bourgeois-propriétaire (Bourgeois-Landlord state) Indien
- Christopher Pinney Le réalisme magique Indien : notes sur la culture visuelle populaire
- Rosemary Sayigh Genrer « le sujet nationaliste » : histoires de vie des femmes des camps palestiniens.
Préface :
« Ce volume incarne l’engagement de longue date des Subaltern Studies à mettre en évidence les thèmes subalternes dans l’histoire sud-asiatique. Ces dernières années, cela a supposé non seulement de publier des articles sur les pratiques historiques des groupes subalternes mais aussi de pousser nos recherches sur la subalternité au-delà des limites conventionnelles. Nous avons étendu notre champ critique pour inclure textes et pratiques de l’élite, notre intérêt s’est porté au-delà de la seule discipline historique et nous avons abordé des questions de politiques et de savoir contemporaines. Cette évolution n’a pas plus à nos critiques qui voudraient que nous placions fermement les subalternes dans un champ clairement délimité. Ils regardent avec malveillance l’audace consistant à examiner de façon critique la pratique de l’élite et désapprouve les écarts faits par rapport aux pratiques disciplinaires définies de l’histoire. De nôtre côté néanmoins, nous avons toujours considéré la présence et la pression des subalternes comme s’étendant au-delà des groupes subalternes : rien – pas les pratiques de l’élite, les politiques de l’État, les disciplines académiques, les textes littéraires, les sources d’archives, le langage- n’était exempt des effets de la subalternité. En restant fidèle à cette conception, les récents volumes ont cherché à étendre notre recherche, explorant de nouvelles directions, et abordant de nouveaux problèmes. Le présent volume est un exemple de cet effort.
Les articles de Ishita Banerjee Dube, Indrani Chetterjee, Kaushik Ghosh, Sundar Kaali and Vijay Prashad traitent de la présence opiniâtre de la subalternité dans les représentations et organisations dominantes. Banerjee Dube situe les pratiques culturelles subalternes sur la ligne démarcation entre le religieux et le laïque ; Chaterjee suit la trace de la constitution de la subalterne genrée dans le concubinage/esclavage pratiqué par les représentants de la East India Company à la fin du 18ème siècle, Gosh analyse la place de l’aboriginalité dans la construction de la nation ; Kaali décrit la trivialisation subalterne de l’espace du temple et Prashad situe les limites historiques de l’État-nation dans son tournant répressif lorsqu’il se confronte aux Dalits. Christopher Piney traite de la présence contestée du « réalisme magique indien » et jette une lumière critique sur l’institution de l’art dans l’Inde coloniale. La contribution de Sudesh Mishra résiste à une caractérisation facile, car elle navigue entre histoire et mémoire et soulève des questions sur comment nous devrions représenter les expériences bouleversantes de transplantation et d’aliénation vécues par les travailleurs en servitude aux Fiji. La discipline de l’histoire et ses formes d’écriture, qui ont traditionnellement dépendus de la notion de sujet clairement localisé, peut-elle traiter de façon adéquat l’expérience de la dislocation et de la dépossession ? Pour finir nous avons confié la section de débat à Rosemary Sayigh qui utilise le concept de subalternité pour comprendre les pratiques et les conditions des femmes palestiniennes. (…)
Gautham Bhadra, Gyan Prakash, Susie Tharu
Sudesh Mishra La diaspora et l’art difficile de mourir
Texte littéraire que nous ne nous sommes pas hasardés à estropier par une traduction…
Kaushik Ghosh Un marché pour l’aboriginalité : primitivisme et classification raciale dans le marché du travail en servitude de l’Inde Coloniale
« La classification des coolies avait une généalogie beaucoup plus complexe, et précédait clairement l’anthropologie évolutionniste des années 1860. En fait, cette configuration pré-1860 des rapports entre aboriginalité et travail est cruciale pour comprendre l’essor de l’anthropologie évolutionniste elle même, et comment un discours anthropologique disciplinaire sur les castes et les tribus comme unités organisationnelles de la société indienne, dérivait significativement de la logique bien antérieure du capitalisme de plantation. Plus important encore, l’aboriginalité était devenue la mesure de l’aptitude des membres d’une caste à travailler comme coolies dans les exploitations de thé. Le système de servage outre-mer était le lieu où un tel discours s’était développé jusqu’à devenir une logique irrésistible du système de plantation, du moins pour ce qui est des coolies indiens, et ils détermina totalement la nature du marché de coolie d’Assam, dans lequel il fut formalisé davantage au travers de l’institutionnalisation d’un système de fixation des prix. »(p33)
« En déracinant un grand nombre de travailleurs et en les ré-implantant ensuite fermement dans l’existence servile de la plantation, on réalisait l’accomplissement de l’accumulation primitive du capital colonial. Ce qui était affirmé dans les discours coloniaux sur le travail et la race était réalisé avec cette logique conséquente connectant le travail, la localisation et le contrôle. Utilisant cette logique, on voit clairement comment l’aboriginalité est devenue simultanément la solution et le problème des régimes de travail à différents moments du capitalisme colonial. » (p40)
Indrani Chatterjee Colorer la subalternité : Esclaves, concubines et orphelins sociaux au début de l’Inde coloniale
« Reconnaître que les propriétaires d’esclaves coloniaux consolidèrent un régime disciplinaire qui s’est tourné contre leurs propres filles et fils, les transformant à la fois en « étrangers » et en « travailleurs » pour la cause de l’armée coloniale, de l’industrie ou de l’administration non conventionnelle, menace l’indifférence au préjudice racial (colorblindness ) dont les historiens de l’Inde, même ceux de la subalternité, ont hérité. Avec ces oeillères, « blanc » a été synonyme de pouvoir et non-blanc de rejet ; les noms chrétiens et la langue des maîtres sont couplés aux privilèges et la consommation de biens matériels devient l’indicateur du statut juridique (libre) et de la classe (moyenne ou supérieure). En étudiant ces processus et structures qui produisent ensemble ce code, et les personnes qui l’ont subverti, il devient possible de ses confronter à la subalternité des colorés, parlant anglais, consommateurs de richesses et unités de travail de la maison du colonisateur. Cela montre que l’enjeu de l’esclavage était toujours un problème de contrôle générationnel : la politique de donner un nom, de l’héritage et de la reconnaissance de statut changeait alors que chaque génération parvenait à affirmer sa revendication d’appartenir au groupe social des maîtres et maîtresses. (p94)
« La constitution du subalterne dans et comme une série de relations de pouvoir requiert une révision par l’ajout de nouvelles teintes, non seulement celle du genre, mais aussi les nombreuses nuances de subalternité dans les société esclavagistes. »
Ishita Banerjee Dube Apprivoiser les traditions : légalités et histoires dans l’Orissa du 20ème siècle
« Reconnaître la nature historique de la religion consiste à articuler les liens multiples et inextricables entre la religion et le pouvoir qui structurent et donnent un sens, – mais aussi mènent à des changements et des tournants- aux symboles et pratiques des domaines sacrés et des arènes religieuses. Il s’ensuit que le subalterne n’est pas traité ici comme un sujet essentialisé ou romantisé. Les subjectivités des subalternes sont plutôt formées dans le creuset des cultures de pouvoir et des idiomes de domination. En d’autres termes, mon explication ne se pose pas dans les termes du motif primordial de l’opposition résistance/ incorporation. Il cherche les traces des nombreux moyens au travers desquels l’initiative subalterne surmonte de manière variée les idiomes de domination et les structures d’autorité. Ce processus implique à la fois la contestation des pouvoirs rituels et la construction de nouvelles religiosités, la coagulation d’identités sectaires dans une catégorie singulière de religion, qui sont toutes liées à la légalité et à la loi. » (p99)
Sundar Kaali Spatialiser l’histoire : trivialisations (« carnavalization ») subalternes de l’espace à Tiruppvanam, Tamil Nadu
« Tiruppuvanam est un exemple classique de spatialité saturée de rapports de pouvoir. Le « grand temple », comme il est appelé communément ,et Lord Siva qui y habite, sont tous deux des signes de la présence dominante de l’État centralisé et de l’élite au pouvoir. La continuité de leur hégémonie n’est toutefois pas un facteur absolument donné et elle est remise en cause par des forces disruptives qui ne sont jamais silencieuses. La négociation caractérise donc cette dynamique sociale où des forces concurrentes manipulent, s’approprient, dominent ou produisent des espaces selon leurs propres intérêts. La divinité, qui incarne la fonction royale, et qui est représentée comme la souveraine de la région doit constamment être réaffirmée et re-légitimée dans sa fonction. » (p156)
Vijay Prashad Liberté intouchable : une critique de l’État bourgeois-propriétaire (Bourgeois-Landlord state) Indien
« Cet article va entrer dans les détails des critiques populaires de l’État au travers d’une analyse précise de la promesse faite aux Dalits d’une égalité en tant que citoyens, et la trahison de cette promesse dans la répression qui a puni les mouvements ouvriers Dalits des années 50. Malgré un soutien significatif des communistes, les Balmikis de Delhi (un fragment de la communauté Dalit) ne furent pas en mesure d’obtenir leur émancipation des liens de la caste et du salaire. A la fin de cet article je vais revenir sur le rapprochement entre Nehru et les Dalits quand ils ont conjointement dénoncés les échecs de l’État bourgeois-propriétaire ; une caractéristique de l’expérience indienne dans la construction de l’État c’est l’unité idéologique entre des fragments de l’élite et des subalternes. Malgré le pouvoir du nationalisme indien (qui parvint à créer au départ une telle unité), l’État n’a pas créé de procédures structurées à partir de principes inégalement partagés. Au contraire, la coercition a fourni à l’État un moyen sûr d’éluder ses promesses dans ces moments où le manteau du libéralisme était ôté en faveur du despotisme. Cet article raconte cette histoire de promesses et de trahison dans le contexte d’une construction de l’État dans le système impérialiste mondial. » (p171)
Christopher Pinney Le réalisme magique Indien : notes sur la culture visuelle populaire
« Les éléments assemblés jusqu’ici suggèrent que pour comprendre la culture visuelle magique réaliste qui domine en Inde – dans laquelle les dieux et les politiciens tendent à habiter le même chronotope- nous devons reconstruire l’histoire de cette culture visuelle. Plusieurs théories, influentes et éclairantes, repose sur une percée post-Nehruvienne dans laquelle l’hindutva s’inscrit de plus en plus dans ce nouvel espace. En effet, Appadurai et Breckenridge situent « les nouveaux champs visuels » de la modernité publique indienne dans l’effondrement « du projet nehruvien scientiste, de laïcité triomphante et de participation démocratique de masse » et la participation croissante de l’Inde depuis 1989 « au script général du monde ». Ce « script général » est caractérisé par « le turbo-capitalisme, l’ethno-nationalisme violent et la corruption politique de masse ». Il y a clairement ici des éléments cruciaux qui influent sur les événements contemporains, mais ce que j’essaie de dénicher dans cette recherche c’est une généalogie du réalisme magique bien plus détaillée et qui la comprend, non comme un résultat de la décadence du sécularisme néhruvien, mais comme une hybridation coloniale, beaucoup plus complexe et persistante. » (p212)
Rosemary Sayigh Genrer « le sujet nationaliste » : histoires de vie des femmes des camps palestiniens.
« La domination, dans la plupart des récits de vie, des thèmes nationalistes confirme la capacité de ceux-ci à réprimer le souvenir des expériences genrées, soit au travers de la priorité donnée au national ou au travers de formulations qui politisent des rôles féminins socialement approuvés (par ex : donner des enfants à la révolution). La plupart des récits de vie, sont des amalgames de nombreux éléments- idéologie du mouvement nationaliste, culture de village et de camp, histoire collective des femmes- et peuvent être lus comme des preuves de la formation des femmes des camps à travers l’histoire, la classe et la culture pour qu’elles remplissent le rôle qu’elles décrivent pour elles-mêmes, celui de mère héroïque et d’exemples vivants du summood (endurance, la capacité de surmonter une perte ou les épreuves). »