Écrits sur l’Histoire et la Société d’Asie du Sud
sous la direction de Ranajit Guha (Oxford University Press, Delhi 1982)
- Partha Chaterjee Quelques questions concernant l’historiographie de l’Inde coloniale
- Partha Chaterjee Relations agraires et communalisme au
Bengal, 1926-1935 - Shahid Amin Petite production
marchande paysanne et endettement rural : la culture de la canne
à sucre dans l’est de l’Utra Pradesh 1880-1920 - David Arnold Des montagnards rebelles :
Les soulèvements de Gudem-Rampa 1839-1924 - Gyanendra Pandey Révolte paysanne et nationalisme Indien :
le mouvement paysan dans l’Awadh, 1919-1922 - David Hardiman La faction indienne : examen d’une théorie
politique
Préface :
Traduite dans l’anthologie publiée par nos soins
Ranajit Guha Quelques questions concernant l’historiographie de l’Inde coloniale
Ces extraits sont tirés de la traduction de Lise Guilhaumon parue dans la revue Tracés en 2016
« L’historiographie du nationalisme indien a longtemps été dominée par l’élitisme – l’élitisme colonial, d’une part, et l’élitisme bourgeois-nationaliste, de l’autre. Tous deux sont les produits idéologiques de la domination coloniale britannique en Inde, qui ont survécu au transfert de pouvoir et ont été assimilés aux formes de discours néo-colonial et néo-nationaliste, respectivement en Grande-Bretagne et en Inde. L’historiographie élitiste de type colonialiste ou néo-colonialiste compte principalement des auteurs et institutions britanniques parmi ses représentants, mais a aussi fait des émules en Inde et dans d’autres pays. »(p1)
« Ce qui est clairement laissé de côté par cette historiographie anhistorique est la politique du peuple. En effet, en parallèle au domaine de la politique des élites, il existait tout au long de la période coloniale un autre domaine de la politique indienne dans lequel les acteurs principaux n’étaient ni les groupes dominants de la société indigène ni les autorités coloniales, mais les classes subalternes et les groupes constituant la masse des travailleurs et les classes intermédiaires dans les villes et les campagnes – autrement dit, le peuple. Il s’agit d’un domaine autonome, ne devant ni son existence ni sa survie à la politique de l’élite. Cette politique du peuple peut être décrite comme traditionnelle dans la mesure où ses racines remontent à la période pré-coloniale, mais en aucune façon comme archaïque au sens où elle serait obsolète. Loin de se trouver détruite ou d’être rendue inopérante, comme le fut la politique de l’élite de type traditionnel par l’intrusion du colonialisme, elle continua de fonctionner de manière vigoureuse en dépit de ce dernier, s’adaptant aux conditions en vigueur sous le Raj et, à plusieurs titres, développant de nouvelles branches aussi bien en termes de forme que de contenu. Aussi moderne que la politique des élites locales, elle se distingue par sa plus grande profondeur temporelle aussi bien que structurelle. » (p4)
« Cependant, les initiatives qui avaient leur origine dans le domaine de la politique subalterne n’étaient pas, pour leur part, suffisamment puissantes pour permettre de transformer le mouvement nationaliste en lutte à part entière pour la libération nationale. La classe ouvrière ne possédait pas la maturité nécessaire, aussi bien dans les conditions objectives de son existence que dans sa conscience pour constituer une classe à part, et elle n’avait pas encore consolidé son alliance avec la paysannerie. Par conséquent, elle n’était pas en mesure de s’imposer et d’achever la mission que la bourgeoisie avait échoué à accomplir. Le résultat de tout cela fut que les nombreuses insurrections paysannes qui se déroulèrent pendant cette période, dont certaines étaient de très vaste ampleur et témoignaient d’une conscience anti-coloniale forte, attendirent en vain qu’une direction populaire vînt les élever au-dessus de leur localisme et les intégrer dans un mouvement anti-impérial à l’échelle nationale. Au final, une grande partie de la lutte des ouvriers, des paysans ou de la petite bourgeoisie urbaine se retrouva embourbée dans des luttes purement économiques, ou bien, lorsqu’elle était politisée, demeura, faute d’une direction révolutionnaire, bien trop fragmentée pour former de manière efficace quelque chose qui ressemblât à un mouvement de libération nationale.
C’est l’étude de cet échec historique de la nation à s’accomplir, un échec dû à l’incapacité aussi bien de la bourgeoisie que de la classe ouvrière à conduire la nation à la victoire sur le colonialisme et à une révolution bourgeoise-démocratique conforme soit au type prévalant au 19eme siècle sous l’hégémonie de la bourgeoisie, soit au type plus moderne sous l’hégémonie des ouvriers et des paysans, c’est-à-dire une « nouvelle démocratie » – c’est l’étude de cet échec qui constitue la problématique centrale de l’historiographie de l’Inde coloniale. » (p6-7)
Partha Chaterjee Relations agraires et communalisme au Bengal, 1926-1935
« La notion de communauté continuait d’agir comme une force vive dans la conscience de la paysannerie, qui traitait toujours les seigneurs féodaux et les agents de l’État comme des solliciteurs extérieurs de ses produits et de son obéissance. Les relations de la communauté avec ces étrangers étaient encadrées par des normes de réciprocité, formulées dans un système entier de croyances religieuses – mythes originels, histoires sacrées, légendes- qui posaient les principes d’une éthique politique et étaient codifiées par une série d’actes et de symboles dénotant l’autorité et l’obéissance, la bienveillance et l’obligation ou l’oppression et la révolte.
Bien sûr, il y avait des nuances dans la façon dont une communauté paysanne se situait vis à vis de seigneurs qui étaient clairement des étrangers par opposition à ceux qui s’étaient hissés hors de la paysannerie pour faire partie de la classe des rentiers. Ces variations devinrent particulièrement cruciales quand l’on considère la politique à une période où une différenciation était clairement en train de se dérouler au sein de la paysannerie, mais selon des niveaux variables dans les régions de la province. La différenciation tendait aussi à miner la base matérielle de l’existence du sens de la communauté, bien que cette dernière soit idéologiquement une force puissante. L’identification des conditions politiques et structurelles précises dans lesquelles communauté et classe deviennent des éléments idéologiques actifs dans la politique de la paysannerie reste encore une des missions majeures de l’analyse historique. » (p18)
« (…) les processus de différenciation au sein de la paysannerie étaient beaucoup plus avancés dans les districts de l’ouest et du sud-ouest du Bengale qu’à l’est. Il y avait, en conséquence, des divergences dans la nature des mouvements politiques au sein de la paysannerie dans les deux régions : à Mindnapore, Hooghly, Burdwan ou Bankura, tandis qu’à certains moments la communauté paysanne agit comme une collectivité, le processus de changement tend clairement à l’accentuation des différences de classe et de leur perception au sein de la paysannerie et vers le développement de mouvements de revendications de classe dirigés contre des couches qui étaient jusqu’alors perçues comme faisant partie de la communauté. A partir de là, commence à se créer un nouvel ensemble de symboles porteurs de sens politiques nouveaux, peut-être une nouvelle manière de regarder la société et les relations sociales. C’est ce processus de tension entre la validité idéologique persistante et la résilience politique de la notion de communauté paysanne d’un côté et, de l’autre, les nouvelles perceptions des différences de classe au sein de la paysannerie, qui forme la matière de la politique paysanne durant la période coloniale et plus généralement dans les sociétés pré-capitalistes en transition. » (p32)
Shahid Amin Petite production marchande paysanne et endettement rural : la culture de la canne à sucre dans l’est de l’Utra Pradesh 1880-1920
« L’explication du phénomène, largement répandu, de l’agriculture dépendante est généralement fournie en termes de pouvoir des seigneurs terriens et des prêteurs et marchands d’un côté et en terme d’aléas saisonniers et de fragilité de la petite production paysanne de l’autre. L’agriculture en Inde est, semble-t-il, une sorte de plante de serre, incapable de se développer par elle même sans l’intervention cruciale de forces extérieures. Néanmoins, dans la plupart des écrits sur le sujet, il semble y avoir une disjonction amorphe entre le processus et les rapports de la petite production paysanne. Tandis qu’au fil des ans, des masses d’informations ont été collectées et utilisées pour analyser les relations entre les paysans et le monde « extérieur » des marchés, marchands, propriétaires terriens et de l’Etat, le processus effectif de production – les dures réalités de la petite agriculture paysanne- n’a reçu qu’une attention désinvolte ou au mieux ambigüe. Une partie de l’explication tient à la limitation des sources historiques. Néanmoins, il semble plus probable que la relative négligence quant au procès de production doive être reliée aux méthodologies dominantes qui ont conditionné les études récentes de la paysannerie de l’Inde coloniale.(..) les pratiques agricoles sont soit subsumées sous les opérations du « capital monétaire » ou alors doivent s’effacer devant la politique locale ou régionale et les entités économiques. Prises entre le lourd marteau de la haute théorie et l’ennuyeuse enclume de la présentation empirique, les spécificités de la petite production paysanne ne parviennent pas à attirer l’attention de l’historien.(…) une grille d’analyse qui souligne le rôle du processus de production pour la compréhension de l’agriculture paysanne participe d’un exercice plus large d’écriture de l’histoire subalterne. » (p 40-41)
David Arnold Des montagnards rebelles : Les soulèvements de Gudem-Rampa 1839-1924
« La sagesse académique conventionnelle insiste, au sujet du Sous-continent (spécifiquement en contraste avec les révoltes et révolutions paysannes massives en Chine au 20ème siècle) sur le fatalisme, la passivité, la corruption, l’égoïsme, la résignation face aux épreuves et à l’oppression. Le conflit violent est rarement considéré comme ayant eu une importance – après la mutinerie et la rébellion de 1857, on ne lui ré-accorde de portée qu’avec les émeutes communalistes qui ont précédé et accompagné la partition de 1947 (…). De même l’historiographie conventionnelle a été trop occupée à chercher les grands thèmes absolus de l’histoire Indienne moderne pour s’intéresser un tant soit peu aux attitudes et activités des paysans qui constituaient la grande majorité de la population. Les paysans apparaissent comme les victimes de l’Histoire, et non comme ses acteurs principaux. On leur impose des systèmes fiscaux, ils sont envahis par l’Etat moderne, il sont harangués et mobilisés par l’orateur et activiste nationaliste. Ils n’entrent rarement dans les pages de l’histoire de l’Inde moderne de leur propre chef, motivés par leurs propres intérêts, exprimant leurs propres doléances. » (p 89)
« Comme dans beaucoup d’autres parties du monde dans lesquelles une société traditionnelle subit l’attaque du capitalisme et de l’impérialisme moderne, la réaction des montagnards a principalement pris deux formes. Tout ‘abord, il y eut la dimension religieuse (souvent qualifiée de messianique ou millénariste) consistant en une large variété de peurs et d’espoirs formulés en termes religieux. Cet idiome religieux donnait aux paysans un cadre d’analyse grâce auquel ils pouvaient conceptualiser leur difficile situation et chercher des solutions. Le religion, même syncrétique, fournissait une base pour la solidarité contre les étrangers. Deuxièmement, il y avait un élément de protestation criminelle, qui s’approche de ce qu’Hobsbawm a appelé le « banditisme social » mais qui inclut un champ d’ activités, supposées criminelles, bien plus variées que le banditisme. A cause du sentiment partagé d’injustice parmi les montagnards, un crime individuel ou un acte de vengeance était interprété comme un défi lancé à tous les étrangers et les oppresseurs. L’ambivalence est ce qui décrit le mieux cette fluidité entre le crime et la protestation. » (p140-141)
Gyanendra Pandey Révolte paysanne et nationalisme Indien : le mouvement paysan dans l’Awadh, 1919-1922
« Il semble évident qu’il y avait déjà, dans les premières étapes du mouvement paysan, une tension croissante entre la structure traditionnelle de la société agraire et l’insistance des paysans à appliquer les pratiques traditionnelles. Ainsi, les loyers ne seraient payés qu’en échange de reçus. Les taxes coutumières seraient réglés, mais aucune demande d’augmentation, ni nouvel impôt ne seraient acceptés. Plus généralement, les paysans résistaient à l’oppression de la police et des agents des propriétaires, mais ils pouvaient continuer à se tourner vers ces mêmes propriétaires pour arbitrer des litiges. A l’époque du mouvement Eka (mouvement paysan de 1921-1922 contre la cherté des loyers), cette tension avait été en partie surmontée par l’adoption d’une position plus militante contre le système traditionnel dans son ensemble. Les loyers étaient encore payés comme convenu avec le propriétaire, mais ce n’était plus le cas pour les impôts coutumiers (…). Les paysans n’accomplissaient plus les tâches obligatoires traditionnelles (begar) sans rémunération, ne payaient plus pour l’usage des réservoirs d’irrigation car l’eau comme l’air, était un don de Dieu, et les jungles et les autres terrains non cultivés avaient longtemps été ( avant l’arrivée du système juridique britannique et sa recension des droits de propriété) utilisées en commun. Enfin, les paysans déclarèrent leur intention de s’opposer à toute tentative de les expulser de leurs champs, et, en fait, à s’opposer a tout acte oppressif des propriétaires. Les éléments restant de déférence (..) avaient disparu.
Ce changement de ton reflète un autre aspect du puissant mouvement paysan que nous étudions, c’est à dire sa capacité à dépasser certaines limitations traditionnelles. Ayant vu comment leurs propriétaires s’étaient comportés, les paysans de l’Awadh apprenaient à défendre leurs intérêts. Beaucoup des anciens liens entre les propriétaires terriens et leurs locataires, travailleurs agricoles et autres serviteurs avaient été érodés par l’imposition de l’ordre Britannique, l’enregistrement des droits de propriété, la collecte rigoureuse des loyers, revenus et intérêts, l’exécution de tout cela via la loi et les tribunaux, et, plus récemment, la pression exceptionnelle qu’on avait fait peser sur la paysannerie lors de la première guerre mondiale. Désormais, avec l’émergence des Kisan Sabha (Front paysan du Parti Communiste) (…) la servilité des paysans se décomposait un peu plus. Bientôt ils lancèrent une attaque ouverte contre l’ordre ancien. » (p175)
David Hardiman La faction indienne : examen d’une théorie politique
« Pour beaucoup de chercheurs, le concept de « faction » fournit une clé pour la compréhension de la politique Indienne. Les factions, croit-on, lient celui qui est au plus bas de l’échelle à celui qui est au plus haut : l’humble métayer est membre de la faction de son propriétaire; le propriétaire est dans une faction de district; le boss du district est un membre clé d’un des factions de l’assemblée provinciale; le dirigeant provincial est membre d’une des factions couvrant totalité du pays dont le nom est Congrès (A), Congrès (B), Congrès (C), Janata (X), Janata (Y), Janata(Z). De cette manière un réseau de factions est censé couvrir la nation, liant les masses paysannes à leurs dirigeants. » (p198)
« La théorie de la grande faction indienne est supposée expliquer la mobilisation politique des classes subalternes par les élites. Tout ce qu’elle parvient à faire, c’est à mettre le doigt sur certains aspects de la collaboration de classe. Il y a collaboration de classe quand certains membres des classes subalternes croient qu’il est dans leur intérêt de collaborer avec les membres des classes dominantes. Et cela, à cause de liens économiques ou de caste et familiaux, qui supposent que les « frères » se tiennent les coudes. La collaboration de classe peut aussi être obtenue par l’intimidation- avec par exemple, l’homme de main du propriétaire qui menace de tabasser le paysan si celui-ci refuse son soutien politique. Le peu de stabilité qu’a connu la société indienne a, en grande partie, dépendu du déroulement de tels processus. Notre objectif dans l’étude des relations entre les classes subalternes et les élites ne devrait pas être de documenter les « réseaux factionnels » mais de nous demander pourquoi la collaboration de classe a prédominé dans certains tournants historiques particuliers. Une élection, un conflit du travail, une redistribution de terres par la loi, une agitation de masse, une insurrection paysanne, tous ces événements produisent leurs configurations de collaboration de classe et de solidarité de classe, ces configurations changeant au jour le jour. Quoique ces configurations changeantes soient difficiles à suivre, celui qui étudie la politique et l’histoire indienne ne devrait pas se contenter de masquer son ignorance et ses préjugés sous le mot attrape-tout de « faction ». Au contraire, il doit faire face à ses responsabilités et faire tous les efforts nécessaires pour comprendre chaque configuration de son mieux. » (p231)